Aux origines du rhum arrangé – Le « grog » de l’armée britannique

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le premier rhum « arrangé » n’est pas né des attentes du palais d’un amateur de liqueur exotique mais dans les cales graisseuses de la « British Navy ». Dès les débuts de l’âge exploratoire se pose le problème majeur de l’approvisionnement des équipages.

En haute mer, les denrées pourrissent rapidement. Qui n’a pas entendu parler de l’alimentation des marins d’autrefois (qui ferait frémir n’importe quel nutritionniste contemporain) dépourvue de tout produits frais et composé de salaisons de porc, de bœuf, de morues et de mauvais biscuits de céréales ?

Soixante-quinze jours de ces funestes agapes provoquaient le terrible scorbut, la « peste des marins », qui déchaussait les dents puis tuait plus sûrement que les naufrages et les combats.

Il faudra attendre la fin du XVIIIème siècle pour que l’utilisation du citron et l’introduction du processus d’appertisation des aliments à bord des navires améliorent un peu l’ordinaire des équipages.

Ce phénomène s’appliquait également aux boissons : l’équivalent de la bière de table d’aujourd’hui ou « English Ale » (d’une faible teneur en alcool, entre 1 et 3%) et l’eau, embarqués dans des fûts de bois, tournaient après seulement quelques semaines de voyages.

En 1655, alors que la guerre anglo-espagnole (1654 – 1660) voit le « Commonwealth d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande » du Lord Protector Thomas Cromwell (l’Angleterre est sans roi depuis la décapitation de Charles Ier ) envahir la Jamaïque espagnole, c’est l’amiral Sir William Penn, bras armé du Western Design (à la tête d’une flotte transportant près de 6000 hommes), qui en prenant pied dans les Caraïbes commence à introduire le rhum dans les rations de ses équipages, en remplacement/complément de l’eau, de la bière et du traditionnel brandy. L’usage du rhum se pérennise à tel point qu’en 1731, il fait partie intégrante des « Regulations and Instructions Relating to His Majesty’s Service at Sea » (règlements et instructions en vigueur à bord des navires de sa très gracieuse majesté britannique), chaque homme se voyant attribuer une demi-pinte de rhum non diluée par jour, distribuée en deux fois. 

On se doute bien des effets néfastes d’un tel régime sur l’ébriété et donc la discipline des équipages (n’oublions d’ailleurs pas que les matelots étaient pour beaucoup enrôlés de force via le système de la « presse », ce qui en faisait déjà par essence des hommes difficiles à commander). En 1740, l’amiral Sir Edward Vernon commande la flotte d’invasion britannique pendant la guerre de l’oreille de Jenkins (1739 – 1748), encore une fois contre l’Espagne. L’amiral, surnommé « Old Grog » par ses hommes en raison du vieux manteau en gros-grain (« grogram ») qu’il aimait à porter, introduit le rhum coupé à l’eau du même nom, le « Grog » (à l’énaction de son « captain’s order » n° 349), que l’on peut considérer comme l’un des premiers rhums « arrangé », au sens le plus primaire du mot !

Cette distribution se faisait sous l’œil scrupuleux de l’officier de quart dans un récipient dédié (gare aux contrevenants qui auraient voulu forcer sur la dose de rhum), le rhum étant ensuite bu au cri de « up spirit ! ». La pratique a ensuite subsisté pendant 230 ans.

Le 31 juillet 1970 a en effet lieu le « Black Tot Day » ou « Grand débat sur le rhum » à la Chambre des Communes qui met un terme après une heure dix de discussions à l’existence de la ration journalière de rhum dans la Navy. Au camp d’entraînement naval du HMS Collingwood à Fareham, l’abandon de cette tradition séculaire fut commémoré le jour de la dernière distribution par une fausse procession funéraire où tambours et fifres accompagnèrent un cercueil noir symbolisant le départ de l’ami Grog vers son dernier repos.